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lundi 31 octobre 2011

BENOIT PEETERS SPECIALISTE DE TINTIN



Auteur d'«Hergé, fils de Tintin» , Benoît Peeters est l'un des meilleurs spécialistes au monde de Tintin. Pour «Marianne», il a vu le film et en livre une analyse serrée

Marianne : Le film de Spielberg se veut fidèle à l'univers d'Hergé. En quel sens l'est-il ?



Benoît Peeters : Une bande dessinée peut être considérée de deux façons : soit comme un récit aux personnages forts et très caractérisés (ce que l'on fait souvent avec les superhéros), soit comme une oeuvre dont l'enjeu central est la forme, l'image et la manière dont elle raconte l'histoire. Or, Spielberg a montré, dès les Aventuriers de l'Arche perdue, qu'il savait faire un récit d'aventures à la Tintin avant même d'avoir lu Hergé. Il a donc retenu la seconde option. Dans son Tintin, le générique en images animées prépare le passage d'une écriture en deux dimensions à une autre, en 3D. La première scène montre ensuite un portraitiste qui trace le visage de Tintin, avec en arrière-fond une galerie de portraits qui sont les oeuvres même d'Hergé. On comprend que ce dessinateur est l'image d'Hergé. Certains disent aussi que Rackham le Rouge ressemble à Spielberg, ce qui suggère une transposition de leur rivalité, où Spielberg serait comme un pirate s'emparant du trésor d'un autre. Hypothèse ingénieuse !



Pourtant, le procédé de motion capture, qui applique à des personnages animés les mouvements d'acteurs réels, semble aux antipodes du dessin d'Hergé, fait d'à-plats de couleur et d'un trait noir défini comme la «ligne claire».



B.P. : Oui, contrairement aux dessins d'Hergé, l'image de Spielberg montre une abondance de détails et une texture hyperréaliste. Et, pourtant, même si l'image change de nature, le réalisateur se soucie du style d'Hergé. Il a compris que ni le film avec comédiens ni le dessin animé ne pouvaient restituer la grande simplicité graphique et le fort «effet de vérité» propres aux albums. Le monde d'Hergé n'est pas un univers de cartoon : malgré un code simplifié, les navires, les avions, les scènes de marché donnent au lecteur l'impression d'être vrais. Pour rendre la force de ce trait, il ne suffit pas de mettre les cases en mouvement. C'est pourquoi Spielberg a eu le souci de retrouver, dans une image compliquée, des vecteurs de simplicité.



La narration du film croise deux albums - le Crabe aux pinces d'or et le Secret de la Licorne - en empruntant quelques péripéties à d'autres. Cela impose des effets narratifs assez virtuoses...



B.P. : Tout à fait. Pour commencer, Spielberg isole le Secret de la Licorne et le Trésor de Rackham le Rouge, qui sont au centre de l'oeuvre d'Hergé. Ces albums ont été dessinés en 1942-1943, à un moment où les sujets d'actualité étaient interdits à Hergé, de sorte qu'il imagine des récits d'évasion emblématiques. Il m'a d'ailleurs confié, dans un entretien réalisé en 1977, que c'est dans le Secret de la Licorne qu'il avait commencé à construire ses scénarios et à ne plus fonctionner comme un feuilletoniste. C'est un album très élaboré, qu'il ne pouvait pas mener page après page, de surprise en explosion. Il fallait l'organiser. Les trois parchemins qui sont au coeur de l'intrigue sont donc des métaphores pour les trois fils narratifs du récit : l'histoire du pickpocket poursuivi par les Dupond-Dupont, l'histoire de la quête des modèles réduits par Tintin, et celle de l'ancêtre du capitaine Haddock. Ces trois fils devront être reliés - car «c'est de la lumière que viendra la lumière», message crypté qui est presque une définition de la «ligne claire» que suit Hergé dans la narration... Mais Spielberg et ses scénaristes ont choisi une autre voie. Ils empruntent habilement, dans le Crabe aux pinces d'or dessiné par Hergé en 1940 et 1941 autour d'une banale histoire de trafic, le récit d'une amitié improbable entre un vieux marin ravagé par l'alcool (le capitaine Haddock) et le jeune homme pur et intrépide qu'est Tintin. La réussite de ce parti pris est double : d'une part, Spielberg ménage des surprises même à ceux qui connaissent l'histoire ; et, d'autre part, il mêle si bien les emprunts et les innovations qu'on finit par ne plus vouloir les démêler. Spielberg a puisé dans les albums toute une série de petits modules, qu'il combine de manière originale. Comme celle d'Hitchcock, l'imagination d'Hergé procède à coups de petites cellules, éminemment visuelles, et Spielberg en a tiré un bon parti.



Du coup, cet assemblage raconte-t-il une nouvelle histoire ?



B.P. : Spielberg donne une nouvelle dimension à la rencontre entre Tintin et Haddock : le jeune reporter rencontre un personnage avec lequel il va former un duo, et Haddock se retrouve lui-même dans une quête quasi psychanalytique à travers son ancêtre. Une fois guéri des excès de son alcoolisme, le capitaine va pouvoir réendosser l'habit familial souillé. En un seul film, Spielberg parvient à poser le personnage de Tintin, à développer la rencontre avec Haddock et à former le tandem. Et Haddock, une fois transformé, reste un personnage plein d'aspérités, assez loin d'un film familial classique. C'est pourquoi celui-ci va en retour transformer Tintin. L'univers d'Hergé n'est pas aseptisé : il est souvent étrange, nocturne...



Pensez-vous qu'Hergé aurait apprécié le film ?



B.P. : Ce qui est sûr, c'est qu'en s'intéressant à un personnage peu connu aux Etats-Unis Spielberg fait un cadeau à Hergé, dont l'oeuvre est en partie coupée des nouvelles générations. Ce pari-là est très réussi. On peut certes parfois reprocher à Spielberg de confondre l'action et l'agitation : il a besoin de finir sur un feu d'artifice qui en définitive ne raconte pas grand-chose. Mais il y a aussi dans le film un morceau de bravoure connu que tous les lecteurs d'Hergé sauront apprécier. Comment traiter le récit, par le capitaine Haddock, des exploits de son ancêtre ? Ce passage semble concentrer tout l'art de la bande dessinée. Spielberg en fait autre chose : il déplace cette scène d'intérieur dans le désert, parce qu'il faut au film un cadre plus large. Puis le vide du désert va s'animer, se peupler de bateaux... Et la mise en scène de Spielberg montre les affinités entre le mirage et la mémoire. C'est encore une très belle idée.

http://www.marianne2.fr/Benoit-Peeters-specialiste-de-Tintin-Spielberg-fait-un-cadeau-a-Herge_a211798.html

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