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mardi 25 octobre 2011

TINTIN : IL ETAIT UNE FOIS EN AMERIQUE


extrait du Monde.fr par les auteurs Samuel Blumenfeld et Frédéric Potet



Même s'il foule le sol du Nouveau Monde dès 1931 pour le deuxième volet de ses aventures, Tintin en Amérique, le héros créé par Hergé (1907-1983) cherche encore sa place aux Etats-Unis. L'adaptation au cinéma du Secret de la Licorne par Steven Spielberg, le réalisateur qui a accumulé le plus grand nombre de succès de l'histoire d'Hollywood, vise à asseoir le statut du reporter du Petit Vingtième, dont les aventures restent confidentielles outre-Atlantique.

Le Secret de la Licorne sort entre le 26 et le 28 octobre en Europe, mais il n'apparaîtra sur les écrans américains que le 21 décembre, fait rarissime obéissant à une stratégie. Il s'agit de capitaliser sur le succès prévisible du film sur le Vieux Continent, afin de propager un bouche-à-oreille susceptible de gagner un pays où Spielberg est tout, et Tintin presque rien.



Les albums d'Hergé ont beau avoir été traduits dès 1960 aux Etats-Unis, ils n'y ont rencontré qu'un accueil mitigé. "Sorti du public spécialisé, les Américains ne savent pas qui il est", assure Simon Casterman, chargé de l'univers Tintin chez l'éditeur familial. Les chiffres restent édifiants. Il se vend certes 200 000 albums de Tintin chaque année aux Etats-Unis, mais c'est cinq fois moins qu'en France. Depuis 1929, les ventes cumulées montent à 220 millions d'exemplaires dans le monde, dont 4 millions aux Etats-Unis et... 120 millions en France.



Trouver une place dans un pays où l'industrie graphique est dominée par les comics et ses superhéros n'est pas simple. "Hergé a pourtant inspiré les auteurs américains, s'étonne Joe Cornish, coscénariste du film Le Secret de la Licorne avec Steven Moffat et Edgar Wright. Mais il a écrit ses livres sur une très longue période, ce qui est assez unique. Les comics américains sont axés sur les superhéros, souvent dans un univers idéalisé sans contexte historique. En revanche, Tintin traverse l'histoire du XXe siècle, en particulier celle de l'Europe."



Little, Brown and Company, l'éditeur de Tintin aux Etats-Unis, a tenté de contourner la spécificité d'un personnage européen en proposant, à côté des albums reproduits dans leur apparence traditionnelle, une collection grand public de plus petite taille (A5 : 14,8 × 21 cm), proche des fascicules des comics, et regroupant les histoires de Tintin par trois. Profitant de la sortie du film, le même éditeur vient de lancer une autre formule : la réédition de dix albums des aventures de Tintin, toujours en format A5, mais avec des couvertures qui ne sont pas celles que nous connaissons. Jugées trop sophistiquées, celles-ci ont été remplacées par des vignettes grossies tirées des albums et mettant en scène un Tintin "en action".



Dès la fin des années 1940, Hergé comprend que le seul moyen de pénétrer le marché américain est de passer par Hollywood. Il écrit à Walt Disney dans le but de voir le héros à la houppe poursuivre ses aventures sur grand écran : "Je sais (...) que les aventures de Tintin et de ses compagnons se déroulent sur un plan réaliste, tandis que vos personnages évoluent en général - délicieusement d'ailleurs - dans un monde féerique ou poétique. Je me demande si ce n'est pas précisément à cause de cela qu'il y aurait moyen de tirer parti de ces différences." Hergé glisse sept albums dans son colis, qui lui reviennent par courrier deux mois plus tard...



Le père de Tintin ne se fait d'ailleurs aucune illusion sur le traitement infligé à son héros par les producteurs hollywoodiens. A la fin des années 1950, Hergé et le studio d'animation Belvision, une structure créée au sein des Editions du Lombard afin de donner vie aux personnages maison (Bob et Bobette, Chlorophylle, Dan Cooper...), se tournent vers l'Amérique. Le producteur Larry Harmon, fort du succès de Bozo le clown, est contacté. Avant même que ne soient tournées les premières images, Hergé le met en garde dans une lettre : "Je vous demande, my dear Larry, de ne pas réduire mes personnages à des schémas (...) et ne pas réduire leurs aventures à une suite de gags mécaniques ; elles devraient rester des aventures humaines. Si vous m'écoutez, le tempo de vos films Tintin sera moins heurté, plus paisible, même "lent" pour des Américains."



Michel Greg (qui n'a pas encore créé Achille Talon) est alors chargé par Hergé d'une mission délicate : tempérer les ardeurs des producteurs américains et veiller à ce que les personnages ne soient pas dénaturés. Les éléments de base de l'univers de Tintin s'en trouvent pourtant édulcorés, comme le rappelle le journaliste et écrivain Philippe Lombard dans Tintin, Hergé et le cinéma (Democratic Books, 200 p., 16,95 €) : l'alcoolisme du capitaine Haddock, la surdité de Tournesol, le trafic d'opium du Crabe aux pinces d'or (remplacé par des diamants)... Les scènes d'action et de bagarre, en revanche, sont légion. Tout comme les éclats de rire des personnages à la fin de chaque épisode, tirant le héros d'Hergé vers l'univers du cartoon.



Avec le recul, l'intérêt manifesté dès le début des années 1980 par Spielberg pour Hergé et son personnage apparaît comme un formidable retournement du destin après le dédain affiché par Walt Disney. Hergé admire Spielberg, le considère comme un génie. "L'idée de faire un film avec Spielberg sonne pour lui comme une revanche sur ce rendez-vous raté avec Disney", estime Benoît Peeters, auteur d'Hergé, fils de Tintin (Flammarion, 2002).



Spielberg ne connaît pourtant pas grand-chose du héros en culottes de golf. Il en entend parler pour la première fois en découvrant des critiques européennes qui comparent Les Aventuriers de l'arche perdue (1981) aux exploits du héros de BD. Intrigué, Spielberg se fait expédier d'Europe la collection complète, qu'il dévore avec enthousiasme.



Las, l'aventure tourne court. Hergé meurt le 3 mars 1983, quatre mois après les contacts initiés par Kathleen Kennedy, l'associée du réalisateur. Un contrat est signé en février 1984, un scénario commence même à être écrit par Melissa Mathison, qui a écrit ET, mais le projet meurt à petit feu sous le poids d'un handicap majeur : le public américain ignore Tintin.



Comment la situation a-t-elle pu évoluer aussi favorablement et sceller, trente ans plus tard, l'union Hergé-Spielberg, "ce mariage béni des dieux", selon Steven Moffat ? Alors qu'aucun des différents projets Tintin apparus au fil des décennies - sous la houlette de Roman Polanski, de Jean-Pierre Jeunet, d'Alain Berberian ou de Jaco Van Dormael - n'aboutit, la révolution du numérique passe par là. La 3D et surtout l'apparition de la motion capture, employée entre autres par James Cameron pour Avatar et par Peter Jackson pour Le Seigneur des anneaux, par ailleurs producteur du Secret de la Licorne, changent la donne.



Cette technique, qui permet de capter les mouvements du corps afin de les renvoyer dans un univers virtuel, autorise justement le metteur en scène à combiner les possibilités d'un film d'animation tout en restant dans un univers réaliste. Hergé doit avoir cette idée en tête lorsque, déçu par les différentes transpositions de son personnage à l'écran - soit en prises de vues réelles avec Tintin et le mystère de la Toison d'or (1961) et Tintin et les oranges bleues (1964), soit en animation avec Le Temple du Soleil (1969) et Tintin et le lac aux requins (1972) -, il assure que l'adaptation idéale de ses livres au cinéma consiste à mettre en scène des comédiens portant les masques de ses personnages.



C'est par le serial que se fait le lien entre l'univers d'Hergé et celui de Spielberg. Cette forme cinématographique s'inspire du roman-feuilleton, popularisé en Europe par Fantômas (1913), de Louis Feuillade, et par le Dr Mabuse (1922), de Fritz Lang, avant de s'imposer aux Etats-Unis dans les années 1940. A Hollywood, ces films à petit budget, découpés en épisodes d'une vingtaine de minutes, pouvant atteindre douze heures au total, privilégient l'accumulation et l'extravagance des rebondissements. Les Aventuriers de l'arche perdue, hommage à ce cinéma, reprend en partie, plan par plan, des épisodes des Trois Diables rouges ou de G. Men contre Dragon noir, de William Witney.



Un autre élément joue en faveur d'une adaptation américaine de Tintin. "C'est un personnage sans passé, sans famille. Il n'y a pas d'arrière-plan, l'action se confond alors avec lui, et c'est un atout de taille pour écrire un film grand public", confie Joe Cornish.



Steven Spielberg adapte avec Le Secret de la Licorne l'un des albums d'Hergé qui correspondent le plus à l'univers du serial. Il couple cette adaptation avec celle du Crabe aux pinces d'or, épisode où Tintin rencontre Haddock, "un point de passage obligé pour Spielberg et Peter Jackson", selon Steven Moffat. Le Secret de la Licorne, le film, devient du coup autant une oeuvre de Spielberg que d'Hergé. C'est la logique même, s'agissant d'une adaptation, et Hergé souhaitait ardemment que Spielberg s'empare de son univers à sa guise. Sauf que voilà : les aventures du reporter, y compris dans le diptyque Le Secret de la Licorne/Le Trésor de Rackham le rouge, se trouvent en contradiction avec la grammaire du serial. Pas de rebondissements en cascade chez Hergé ni de "cliffhanger", cet artifice scénaristique visant à maintenir le suspense.



Tintin reste certes journaliste dans le long-métrage, mais il se métamorphose en héros d'action. Si la fidélité à l'univers visuel d'Hergé est incontestable, le film se plie aux principes du serial, multipliant les péripéties, pour faire de Tintin un personnage toujours plus physique. Dans ses moments les plus débridés, le film Le Secret de la Licorne reproduit d'ailleurs des passages entiers des Aventuriers de l'arche perdue et d'Indiana Jones et la dernière croisade, comme cette poursuite en tank ou cette scène montrant Tintin manquant de se faire trancher la tête par l'hélice d'un avion.



Quant à la ville marocaine reconstituée dans la bande dessinée - ville marquée par la colonisation française dont Hergé, en homme de son temps, se fait le chantre -, elle devient ici une cité des Mille et Une Nuits, sans colonisation, très proche de la cité égyptienne où se déroule une partie des Aventuriers de l'arche perdue. L'arrière-plan historique de l'univers d'Hergé passe à la trappe. Tintin se pose en reporter et s'affirme en superhéros. Le prix consenti pour que, de terra incognita, l'Amérique devienne pour lui une terre promise.



Samuel Blumenfeld et Frédéric Potet

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