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lundi 7 juillet 2014

BERNARD GIRAUDEAU interview 2004


Semaine spéciale BERNARD GIRAUDEAU sur le plein de super, décédé le 17 juillet 2010, retour sur sa carrière, ses interviews, ses photos, ses films.

En octobre 2004, BERNARD GIRAUDEAU  s'allongeait sur le Divan de Psychologies magazine. Un entretien à redécouvrir aujourd'hui. - La belle cinquantaine (un peu plus mais on ne dirait pas), avec son regard de baroudeur et ses rides d’homme du large, Bernard Giraudeau charme sans le vouloir. Il sait sans doute qu’il est beau mais a passé l’âge d’en jouer. Il a déjà eu plusieurs vies : marin, comédien, père de famille, réalisateur, écrivain… Ecrivain, c’est sans doute celle qui lui ressemble le plus.
Hélène Mathieu
PSYCHOLOGIES : Vous êtes né à La Rochelle. On sent en lisant vos livres, combien cette enfance dans un port vous a marqué.
BERNARD GIRAUDEAU : Je suis fait de cette enfance. Un port, c’est un horizon libre, avec ses bateaux qui reviennent de Côte d’Ivoire ou du Brésil remplis de billes de bois, de grumes ou ces bananiers en partance pour le Gabon et les Antilles… C’est l’image de l’avenir et j’avais envie d’aller voir ce qu’il y avait de l’autre côté de la dernière vague. Je m’ennuyais à l’école et les bateaux étaient là avec leurs passerelles, il n’y avait plus qu’à monter à bord. Comme cela ne pouvait pas se faire aussi simplement que je le rêvais, je suis entré à l’Ecole des apprentis mécaniciens de la flotte. Puis j’ai pris la mer, je n’avais pas 17 ans.
Vous avez retrouvé une famille sur le bateau ?
Non, j’ai appris la solitude et la discipline sous un apparent compagnonnage. C’était un dur apprentissage de la vie d’homme à l’âge de l’adolescence. J’ai des souvenirs difficiles, mais je découvrais aussi les parfums des pays inconnus, les couleurs, des rencontres avec ces femmes des ports qui aiment les marins… J’ai vécu des instants de bonheur mélangés à de grands coups de détresse. C’est, je crois, ce qui m’a donné déjà l’envie de me réfugier sur la page blanche.
Comment êtes-vous passé de la Marine au théâtre ? Ce sont deux mondes qui ne se croisent pas.
Je me suis fait réformer après quatre ans de mer et deux tours du monde. J’ai joué l’apparent dérangement mental réussi, déjà acteur peut-être… J’ai fait, comme le Robinson du roman de Tournier, un paquet de mes rêves et je les ai jetés à la mer. J’avais 20 ans. J’étais submergé par ce fatras d’images, de sensations qui finalement n’étaient pas analysables à mon âge. Elles ont enrichi mon futur. Tous ces souvenirs resurgissent maintenant comme dans un bain photo dont l’âge est le révélateur. C’était très riche, mais trop riche trop tôt. Alors j’ai caboté, d’un endroit à l’autre, titubant entre les bars de La Rochelle et les chambres des filles… Je crois que j’appelle les rencontres. Je suis tombé amoureux d’une femme professeur de danse au Conservatoire et elle m’a appris la danse. C’était assez amusant un ancien marin à la barre au milieu des petites jeunes filles. [Il rit.] J’ai commencé alors un autre voyage. La danse, puis le théâtre, et ensuite le cinéma, sans d’ailleurs me préoccuper de revoyager dans le monde. Sauf quand un film m’emmenait loin. Je retrouvais comme une drogue les sensations, les parfums. Ce que j’avais oublié resurgissait.
J’ai l’impression que le lien entre la Marine, la danse et le cinéma, c’est le rapport au corps. Vous êtes un comédien qui joue aussi avec son corps.
Oui, c’est vrai. J’ai été marié à la nature très jeune, marié à la mer comme à la montagne. J’aime me servir de mon corps pour grimper, pour nager, pour me faufiler et la danse m’a appris à sublimer le mouvement, à lui donner une grâce un petit peu différente du pas chaloupé du mataf ! [Il rit.] J’ai découvert la sensualité de la gestuelle.
Et ce corps vous a lâché un jour…
Il ne m’a pas lâché, il m’a prévenu.

Vous acceptez d’en parler ?

Il ne m’a pas lâché, il m’a prévenu. Vous acceptez d’en parlerC’est le genre de maladie dont il faut parler. Il y a trop de malades qui sont morts de n’avoir pu en parler. J’ai eu un cancer. Il était franc, net, précis, permettant une rémission totale, donc c’est assez facile pour moi d’en parler. Nous avons deux reins, il y a deux chances, il ne m’en reste plus qu’une. J’ai reçu une mise en garde : « Maintenant, tu fais un peu plus attention. »

Cela veut dire que vous vous sentez responsable de votre maladie ?
En bouffant la vie par tous les bouts, j’ai déréglé la machine, oui. A force d’avaler le soleil, on se crame. Je me suis brûlé parce que je ne savais pas analyser de façon sereine les événements, je me mettais en colère. J’étais dans un agacement permanent contre les autres, dans des conflits qui ont généré le dérèglement du corps. Quand le corps est désorienté, il se débat et il se noie. Comme lorsque vous maltraitez une machine, elle casse. Il faut dire que je fais un métier perturbant et fragilisant, et que je voulais tout réussir dans l’angoisse et la boulimie. Je m’étais perdu dans des questionnements sans fin : « Pourquoi je fais du théâtre, du cinéma ? Est-ce que je suis un créateur ? » Curieusement pas : « Pourquoi j’écris ? » Là, je suis dans le vrai voyage de mon existence. Il me fallait réunir le puzzle très dispersé de ma vie.
Cette découverte, vous l’avez faite seul ou avec un thérapeute ?
Je suis allé voir un thérapeute juste après la maladie, mais j’ai aussi beaucoup lu, je me suis intéressé aux médecines différentes, à la nutrition, au taoïsme. Le voyage en soi est un voyage passionnant et stimulant. Je me suis servi de ces connaissances pour comprendre que je m’étais perdu dans la suractivité et que la solution était de se préoccuper un petit peu moins de soi, un petit peu plus des autres. C’est plus riche et plus moral. Mais que c’est long, l’apprentissage pour se connaître soi ! C’est un travail que je faisais mal. Le bonheur, quel boulot !
Vous avez pourtant réussi une belle rencontre avec Anny Duperey, et fait deux enfants ?
Oui, ç’a été un merveilleux moment, certes, mais est-ce que j’ai vraiment fait le bonheur d’Anny ? J’avais une inaptitude au bonheur qui bavait, oui c’est bien le mot, qui bavait sur mes proches. Et est-ce que je me suis bien occupé de mes enfants à l’époque ? J’ai des amis qui ont de jeunes enfants et lorsque je les vois faire avec eux, je me dis : « Pourquoi n’as-tu pas été comme ça ? C’est tellement simple ! » Bon, on ne va pas refaire le chemin, mais c’est très désolant.
Vous avez eu peur de mourir à l’annonce de votre cancer ?
On se dit : « Merde, c’est trop tôt ! » La première semaine, j’ai pensé que j’étais cuit. J’ai fait en sorte de tout préparer et d’avoir une attitude digne comme… comme un héros de cinéma. Comme Gabin qui, pendant la guerre, se demandait comment Humphrey Bogart aurait réagi ! Je voulais me comporter avec mes proches de façon non pas à ce qu’ils gardent une image formidable de moi, mais de façon à ce que je ne les gêne pas par ma fin. Que je continue à raconter une histoire. C’est la dernière histoire, essayons de bien la raconter, voilà. Aujourd’hui, cette histoire, je la prolonge.
Vous êtes croyant ?
C’est un gros dossier que vous ouvrez là. [Il rit.] C’est une question fondamentale à laquelle bien entendu je ne saurais pas répondre. Oui, sans doute… Je suis curieux, perplexe devant la naïveté des textes religieux… et pourtant je voudrais comprendre. Je suis tenté, entre autres, par les philosophies orientales, le taoïsme par exemple. Je crois aux énergies que nous laissent ceux qui partent, si l’on veut bien les capter ; je crois aux ondes, je crois à un impalpable fort. J’ai un tout petit peu de mal à me dire qu’il n’y a rien, strictement rien. Je suis démuni.
Aujourd’hui, vous vous sentez en accord avec vous, apaisé ?
Beaucoup plus. Vraiment. J’ai dompté mon agitation. Je sais vivre le moment qui m’est proposé et faire ce qui me plaît en prenant le temps nécessaire. Je l’ai appris en réalisant des documentaires. J’ai été obligé de m’arrêter sur l’image. Ce que j’aurais dû apprendre avec mes enfants, je l’ai appris avec ma caméra. J’espère qu’ils ne vont pas trop m’en vouloir. Ils savaient que l’amour était là, mais ce n’est pas suffisant.
Ça ne se rattrape pas ?
Ça se rattrape toujours un peu. Ils ont 19 et 22 ans. Je m’occupe beaucoup d’eux maintenant, on parle, je leur écris des lettres pour les aider à préparer le voyage de leur vie. Moi, je n’ai pas pu préparer le mien. J’ai improvisé, c’est bien aussi. Je leur fais prendre conscience qu’ils sont responsables de leur futur et que leur harmonie dépendra de la façon dont ils organiseront leur voyage. Je les prépare à l’inattendu. Le vrai voyage, c’est être prêt à tout inattendu. Je les ai vus hier soir et je vais leur écrire aujourd’hui
Pour continuer ce qui s’est dit ?

Pour mieux dire ce que j’ai mal dit. Et pour que ça reste. Je l’imprime pour que ce soit vrai, à l’exemple de Shakespeare dans “Le Conte d’hiver”.

[Nous sommes sur la terrasse de son appartement situé sur un carrefour. Tout à coup, des klaxons couvrent nos voix. « Voyez, c’est ça le problème de Paris. La cité est encombrante, elle est destructrice, elle étouffe. Je ne sais pas vivre dans ce tumulte-là. Mais j’ai fait des progrès. J’ai des ailleurs, beaucoup d’ailleurs. »]

Vous avez 57 ans. Vous acceptez facilement de vieillir ?
Bon, physiquement, selon les lumières c’est parfois difficile à accepter [Il rit]. Mais je n’ai pas mal vécu vous savez, alors je n’ai pas beaucoup de regrets. C’est justement ce qui est intéressant dans l’expérience de l’âge, être capable de faire le deuil de ses impossibilités. On voudrait être admirable en tout comme dirait Cyrano, on voudrait connaître les sciences, on voudrait être Charpak et Van Gogh à la fois. Mais je sais aujourd’hui, à 57 ans, que beaucoup de choses ne sont plus de mon niveau et je l’accepte à partir du moment où j’ai du plaisir dans les secteurs qui me restent. Oserais-je vous dire quelque chose d’indécent ? Je suis heureux. Est-ce que je pourrais maintenant faire la dernière ligne droite d’une façon riche et sans être dans la voracité qui empêche de goûter les plats ? Je l’espère car je suis bien ici, sur terre, j’y suis de mieux en mieux.

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