Dans un livre, pour la première fois sa sœur Martine nomme la
maladie qui l’a emporté : le sida. Premières confidences exclusives.
Son aînée de six ans parle enfin. Le fléau porte un nom depuis
1981 seulement. Le silence sur cette «épidémie» était de rigueur, surtout en
Europe. Les premières célébrités qui l'annoncèrent provoquèrent un séisme dès
1985. Thierry était sans doute déjà atteint. Martine a attendu vingt-six ans
pour dire sa vérité et marquer ses «retrouvailles» avec le frère prodige. La
disparition de leur mère Huguette, il y a trois ans, lui a permis d'affronter
les souvenirs qui la hantent. Dans «La vie est si courte, après tout» (éd. J.C.
Lattès), son témoignage est tendre, pudique, refusant toute polémique. Comme
dans un film de famille, avec une caméra amusée, complice, elle nous fait
découvrir un enfant haut comme trois pommes et une crêpe, comme on dit à
Ploumanac'h, le village de ses aïeux, et qui deviendra immense. Thierry a
révolutionné son métier. Martine en est fière. Il brûlait les planches, mais
c'est la vie qui l'a consumé.
Les premiers symptômes d'un «cancer» sont identifiés en décembre 1985.
Pendant dix mois, Thierry va dissimuler cette «hyène» qui le ronge, mais qu'il
refuse. Plus sa santé devient une obsession pour les médias, plus il affiche un
optimisme débordant, et ces photos prises début septembre 1986 dans sa bastide
de Saint-Tropez le montrent détendu, bronzé, heureux. Une preuve qui sera
démentie deux mois plus tard. Il meurt le jour où il aurait dû remonter sur
scène. Pendant toute l'année 1986, il donne le change, affirmant qu'il a pris
quelques jours de détente chez Line Renaud à Las Vegas alors qu'il est traité
au célèbre hôpital de Bethesda, près de Washington. Parlant parfois de
bronchite, de sciatique, de méningite virale. Quand notre reporter lui demande
s'il se voit en octogénaire, il sourit: «J'aimerais finir mes jours dans les
vignes de Margaux. J'ai déjà tant sacrifié à Bacchus.» Au jeu tragique de la
vérité, Thierry imitait Le Luron.
Paris Match. Votre frère Thierry Le Luron vous a dit un jour,
un peu en plaisantant: "Tu écriras ma biographie!" C'est ce qui vous
a décidée à faire ce livre?
Martine Simon-Le Luron. Thierry est mort six mois après,
le 13 novembre 1986, et sa phrase est restée gravée dans ma mémoire. J'ai mis
un an et demi à écrire ce livre que j'ai commencé fin 2010, à ma retraite. Il
était hors de question que je le fasse tant que ma mère était vivante.
Pourquoi?
Thierry lui appartenait, en quelque sorte. A sa mort, ma mère a beaucoup
souffert. Elle était comme dans le coma, elle a fait des séjours en maison de
santé et suivi des cures de sommeil. Dans la famille, c'est sa douleur qui a
primé. La présence de ses enfants et petits-enfants n'a rien changé à sa peine,
en tout cas au début. Plongée dans sa douleur, maman n'a pas pu partager la
mienne. C'était un peu comme si je n'avais pas le droit de souffrir autant
qu'elle. J'ai dû faire mon deuil toute seule.
Vous écrivez que vous ne vous attendiez pas au décès de
votre frère, alors qu'il était à bout de forces. Son médecin, le Pr Léon
Schwartzenberg, vous avait même laissé entendre une fin très proche...
Je n'ai sans doute pas voulu comprendre. Léon Schwartzenberg m'a expliqué
que la chimio de Thierry ne marchait pas, qu'elle était trop
"légère". Mais Thierry ne voulait pas en subir une plus forte afin de
continuer à vivre normalement, à travailler. Surtout, il redoutait de perdre
ses cheveux. A la fin, il ne pouvait rien avaler de solide.
Quand avez-vous vu votre frère pour la dernière fois?
Quinze jours avant son décès, à un dîner chez le photographe Luc Fournol,
avec Jacques Chazot, Jean-Jacques Debout et Chantal Goya. Il était en pleine
forme. Il m'a dit qu'on allait faire une fête d'enfer à Noël, dans sa maison de
Saint-Tropez, avec ses neveux. Il tapait sur les journalistes qui l'enterraient
déjà. A cette époque, il quittait des dîners en disant dans un rire : "Je
file me coucher, ma tombe m'attend !" Ce soir-là, il était impossible de
deviner qu'il était très atteint. J'ai su après qu'il avait fait des efforts
surhumains devant nous. Les trois dernières semaines, son état s'est vraiment
dégradé. Il était installé au Crillon, le temps des travaux de son appartement,
rue du Cherche-Midi. La nuit de son décès, j'étais dans une pièce près de sa
chambre. Il ne voulait pas que je le voie, je l'ai entendu dire : "Non,
non..." C'était très dur pour moi, mais j'ai compris qu'il souhaitait que
personne ne voie son corps, celui "d'un enfant malade, amaigri,
méconnaissable", m'a dit son médecin. Une infirmière est sortie de la
chambre : "Il sait que vous l'aimez", ai-je entendu. J'ai quitté le
Crillon au milieu de la nuit. On m'a téléphoné à 6 heures du matin pour
m'annoncer que c'était la fin. Thierry avait été transporté à la clinique du
Belvédère, à Boulogne, où il est décédé.
Vous décrivez un frère souvent malade, enfant...
Thierry a eu plusieurs otites au cours de son premier hiver. Puis une
bronchite s'est transformée en pneumonie, le début d'une série qui durera toute
sa vie, sans parler des sinusites et autres pharyngites. A l'âge de 9 mois, il
a failli mourir d'une infection. Il fut sauvé par un antibiotique tout nouveau,
la tétracycline. Il était un survivant, doté plus tard d'une force et d'une
résistance étonnantes face à la maladie. Même sur scène, parfois "shooté"
à mort. Mon frère a pris tant de médicaments qu'il est devenu difficile de le
soigner. Les antibiotiques ne lui faisaient plus aucun effet. Il avait en
permanence avec lui une mallette de comprimés divers, il en distribuait à tout
le monde : "Tiens, prends ça, ça ira mieux !"
Enfant, il est aussi timide, il souffre de sa petite taille.
Il entrait dans ma chambre et me demandait s'il allait grandir. Il suçait son
pouce et, en plus, il était gaucher ! Mais il a tout de même été ceinture noire
de judo. Je me souviens d'un garçon timide, sauvage, observateur, silencieux.
Il usait sans cesse de stratagèmes pour attirer l'attention. Un soir, il est
arrivé à table les sourcils rasés et les cheveux aplatis. Il voulait qu'on le
regarde, qu'on l'écoute, qu'on l'admire. Et il y parvenait par la chanson et
les imitations, que ma mère ne prenait d'ailleurs pas pour quelque chose de
sérieux.
Huguette le Luron pouvait aussi être assez dure...
Thierry l'a très tôt entendue parler de lui comme d'un "surplus". Elle
ne l'avait pas désiré, même si elle a toujours ajouté qu'elle l'avait aimé dès
sa venue au monde. Mon frère va même devenir son préféré. Elle va surprotéger
ce fils, se sentant peut-être coupable.
Quels on été leurs rapports, ensuite?
Tendres ou tendus, des hauts et des bas, des petites brouilles. Il est arrivé à
maman de renvoyer le fleuriste avec les bouquets que Thierry lui envoyait pour
se faire pardonner quelque chose ! Il l'invitait aussi à déjeuner, pour se
réconcilier, et lui offrait un bijou de la place Vendôme pour la remercier du
soutien dont elle ne le priva jamais.
Elle l'a même un temps assisté, comme la mère de Claude
François...
Elle était auprès de lui à ses débuts, en 1969. Thierry avait 17 ans. Elle
s'est occupée de l'intendance de son premier appartement, rue Saint-Jacques, et
elle assurait le secrétariat, la comptabilité. Puis, à 21 ans, Thierry a
déménagé boulevard Saint- Germain, dans un endroit où l'on pouvait se perdre.
Maman préparait les réceptions, donnait des directives aux cuisines et
participait souvent aux dîners.
Vous aussi, vous avez travaillé avec votre frère?
En 1980, Thierry m'a dit : "Tu t'occupes de moi !" J'ai été
gérante d'une société de location de matériel pour spectacles, et vaguement son
agent, pendant deux-trois ans.
Comment était l'homme au travail?
Exigeant, vigilant, parfois coléreux sans être rancunier. Il accordait
rarement sa confiance. J'ai connu des ruptures professionnelles éclatantes. En
fait, Thierry ne parlait que boulot. Il avait toujours des projets, une idée
par seconde, et il fallait suivre, mettre aussitôt cette idée en chantier.
"Martine, tu n'as pas encore appelé untel?" Je répondais que je
n'étais pas dans sa tête ! Mon frère avait fait son deuil de chanter.
"Bon. Je serai le meilleur imitateur, je vais innover !" Il lisait
tous les jours une pile de journaux, récrivait ses auteurs. Il trouvait des
"trucs" nouveaux, parfois juste avant d'entrer en scène. Son métier
l'occupait entièrement. C'était peutêtre un moyen d'éviter la solitude.
Justement, votre mère estimait qu'il était malheureux.
Elle voyait un jeune homme sans vie privée, sans vacances, avec, parfois, 250
galas par an. Elle craignait pour sa santé, l'imaginait entouré de piqueassiettes
- il y en avait - et poursuivi par le fisc, ce qui n'était pas faux. Thierry
était généreux, dépensier. Maman craignait que les problèmes d'argent
s'ajoutent à ceux de la part homosexuelle de sa vie, devenue évidente pour
elle. "Thierry est malheureux, il ne se sent pas libre, répétait-elle. Il
aurait voulu avoir des enfants. Ce milieu du spectacle l'a englouti."
L'année de son décès, Thierry lui a écrit une lettre de sept pages très
émouvante. Il confiait que seule la scène l'avait rendu heureux, qu'il s'était
beaucoup battu pour arriver à ce niveau, qu'il avait très peu d'amis. Cette
lettre, je ne l'ai lue qu'une fois et l'ai mise dans le cercueil de ma mère.
La scène a rendu votre frère heureux, mais au prix de
quelles souffrances !
A 18 ans, il était rongé par le trac, même avant une répétition. Il
devenait impatient, presque odieux. Avant d'entrer en scène, il avait la bouche
pâteuse, plus du tout de salive, et se mordillait les lèvres. Après, dans sa
loge, il était méconnaissable, décomposé, hagard, livide, amaigri, angoissé,
égaré et vide. Il n'aimait pas qu'on soit là, qu'on assiste à ça. Les
débriefings étaient parfois sanglants, avec menaces de licenciement. Il a eu
dix-sept ans de carrière, il s'est donné à fond, comme si à chaque fois sa vie
en dépendait.
Votre mère était-elle fière de sa réussite?
Démesurément fière, mais elle ne l'exprimait pas vraiment. Les billets de
satisfaction étaient très rares chez elle. Elle ne débordait pas d'affection,
mais nous étions la chair de sa chair. Quelque part, nous lui appartenions.
Elle a félicité un jour son fils en lui écrivant : "Le génie de ta mère et
la voix de ton père font que ce soir une étoile brille."
De l'humour, peut-être...
Peut-être, mais ça voulait dire aussi : n'oublie pas qui est à l'origine !
Votre frère et vous-même n'évoquiez jamais vos vies privées,
alors que vous étiez très proches. Comment expliquer cela?
Nous avons toujours protégé nos territoires. On ne parlait pas de choses
sentimentales. Thierry me racontait des anecdotes très drôles sur les gens
qu'il fréquentait. Entre nous, c'était léger, agréable.
Pensez-vous, comme votre mère, qu'il était homosexuel?
J'ai su par maman qu'il avait eu une liaison avec un danseur argentin,
Jorge Lago. Moi, je le voyais souvent avec des femmes, et je sais qu'il en a
aimé deux. Alors peut-être était-il homosexuel, peut-être bi. Thierry n'a pas
communiqué sur sa vie privée, je ne vais pas m'y mettre vingt-six ans après sa
mort !
Tout de même, un jour de 1986, en mars, huit mois avant son
décès, il vous confie des choses...
On rentrait de Bretagne, en voiture. Nous étions allés avec maman
superviser les travaux de la maison de Ploumanac'h, offerte par Thierry aux
parents. A un moment, il m'a parlé pour la première fois de Jorge, de sa
disparition : "Il est mort du sida, j'ai vu sa famille, j'ai pleuré."
Il a aussi fait une allusion à cette maladie en parlant pour lui-même
d'infection, non pas de virus. Puis il m'a proposé de l'accompagner à un spectacle,
et d'aller dîner ensuite. J'ai botté en touche, en invoquant la fatigue du
voyage. Peut-être ai-je eu peur, peutêtre voulait-il m'en dire plus, peut-être
ne voulais-je pas savoir. Je l'ai beaucoup regretté. C'était presque une
réaction infantile de ma part. Si l'on ne dit pas les choses, elles n'existent
pas.
Vous parlez de Jorge ou du sida?
De cette maladie. A cette époque, j'ai même fait des recherches sur le
sida. Dans la famille, l'idée n'a effleuré personne. Maman s'est posé la
question lorsque certains journaux, après le décès de Thierry, y ont fait
référence. Mais, à ses yeux, peu importait. Son fils était mort.
Et pour vous?
Son médecin nous a avertis du cancer de Thierry qui s'est généralisé. Je
pense aujourd'hui que le sida en est peut-être la cause. Thierry était persuadé
qu'il allait s'en sortir. Il a baissé les bras les trois dernières semaines. Il
était épuisé de lutter.
« La vie est si courte, après tout », de Martine Simon-Le Luron, éd. J.C. Lattès
http://www.parismatch.com/Culture/Livres/Thierry-Le-Luron-La-verite-sur-sa-mort-228552
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