Cher Patrick,
En ce moment, on n'arrête pas de nous bassiner
avec l'anniversaire de mai 68. Vingt ans après. Après quoi ! Une émeute de
jeunes vieux cons, voilà ce qu'on pensait tous les deux, des batailles de boules
de neige…
Cette drôle de révolution aura au moins permis de
changer les uniformes des flics, et à Bertrand Blier de tourner Les
Valseuses ! Ce fut un véritable pavé lancé à la vitrine du cinéma français.
Avec Miou-Miou, nous avions fait sauter les derniers tabous. Les
Valseuses ! C'était notre bohème à nous, un temps que les moins de vingt
ans ne peuvent pas connaître. Qu'est-ce qu'on a pu faire chier Bertrand sur ce
coup. On ne dormait pas, on débarquait au petit matin sur le plateau avec des
têtes de noceurs, de débauchés. On était heureux comme des cons, comme des
enfants faisant l'école buissonnière. C'était la grande voyoucratie, un mélange
d'inconscience et d'insouciance. On piquait la D.S. et en avant la corrida
nocturne. C'étaient de drôles de nuits. On avait l'impression de travailler,
d'étudier nos rôles, de répéter pour le lendemain. Ben voyons ! (…)
Comme Romy Schneider tu confondais ta vie et le
métier d'acteur. Tu supportais mal les duretés de ce milieu. Tu étais sensible,
sans défense, presque infirme devant le monde. Je te voyais venir avec toutes
ces mythologies bidons autour du cinéma, de James Dean ; cela te plaisait, ce
romantisme noir et buté. Tu la trouvais belle la mort, bien garce, offerte. Il
fallait que tu exploses, que tu te désintègres. Tu « speedais » la vie. Tu
allais à une autre vitesse, avec une autre tension. Ce n'est pas tellement que
tu n'avais plus envie de vivre, mais tu souffrais trop, de vivre. Chaque jour,
tu ressassais les mêmes merdes, les mêmes horreurs dans ton crâne. A la fin,
forcément, tu deviens fou. Dans Série Noire, tu te précipitais contre
le pare-brise de ta voiture. J'ai toujours mal en repensant à cette scène. J'ai
l'impression d'un film testamentaire. Tu te débats, tu te cognes contre tous les
murs. Il y avait l'agressivité désespérée, l'hystérie rebelle de Série
Noire. Il y avait aussi la résignation accablée du Mauvais Fils.
Ces deux films, c'est toi. (…)
Je te le dis maintenant sans gêne et sans en
faire un drame, j'ai toujours senti la mort en toi. Pis, je pensais que tu nous
quitterais encore plus vite. C'était une certitude terrible que je gardais pour
moi. Je ne pouvais rien faire. J'étais le spectateur forcé de ce compte à
rebours. Ton suicide fut une longue et douloureuse maladie. Quand j'ai su que
c'était fini, je me suis dit : bah oui, quoi. Rien à dire. Je n'allais tout de
même pas surjouer comme les mauvais acteurs. Et puis je te l'avoue, moi, bien en
face, je m'en fous. Je ne veux pas rentrer là-dedans. Je suis une bête, ça m'est
égal, la mort connais pas. Je suis la vie, la vie jusque dans sa monstruosité.
Il ne faut jamais faire dans la culpabilité, se dire qu'on aurait dû, qu'on
aurait pu. Que dalle. Il y avait un défaut de fabrication, un vice, quelque
chose de fêlé en toi, Patrick. (…)
Malgré tout, malgré moi, je crois que cette
lettre, c'était pour te parler de la disparition de mon chat. Il faut subitement
que je te parle de lui. Quand il est mort, je me suis mis à chialer comme une
pleureuse de tragédie. Je ne pouvais plus m'arrêter de pleurer. (…) J'avais
toujours pensé à un chat en pensant à lui. Un chat est un chat. Quand j'ai pensé
« Il est malade », j'ai pensé à un être. Ca m'a fait un mal terrible. (…) Je
l'ai enterré dans mon jardin. Le matin, je le retrouvais avec sa tête sur ma
poitrine. Dès que je sentais sa présence, j'étais en paix. J'avais ce chat à qui
parler. C'est complètement con. On ne peut pas expliquer la complicité. (…)
Des moments de paix, d'abandon, nous en avons eus
aussi ensemble, Patrick. Un vrai repos des guerriers. Avec toi, j'aurais aimé
avoir une aventure. Te braque pas. Pas l'espèce de sodomie à la godille des
Valseuses. Là, ils font ça par ennui, parce qu'ils en ont marre de
déambuler. Les mecs se serrent à force de traîner ensemble. Ils s'enfilent parce
qu'ils commencent à douter d'eux-mêmes. C'est le problème de la délinquance mal
exprimée. On retrouve toute cette misère, toute cette frustration dans le
courrier des lecteurs de Libération, dans les récits de taulards.
L'homosexualité, c'est sans doute beaucoup plus
subtil que ce qu'on en dit. D'ailleurs, je ne sais pas ce que c'est, à quoi ça
ressemble. Je sais seulement qu'il existe des moments. Ils peuvent se produire
avec une femme, un homme, une bouteille de vin. Ce sont des états de grâce
partagés.
Ils me font penser à une prise réussie au cinéma.
Il y a toujours une part d'irrationnel dans une prise réussie. On travaille des
heures, on passe son temps à refaire, à reprendre, à modifier, puis soudain
c'est la bonne. On ne comprend pas pourquoi, mais c'est l'éclaircie, c'est la
bonne. Je ne peux pas m'empêcher de penser, Patrick, que si tu n'étais pas
parti, c'est peut-être toi que j'aurais embrassé dans Tenue de
soirée.
Gerard Depardieu
source : la page facebook de la cinematheque française.
http://www.deslettres.fr/lettre-de-gerard-depardieu-a-patrick-dewaere-des-moments-de-paix-dabandon-nous-en-avons-eu-aussi-ensemble-patrick/
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