Longtemps, il pensa mourir à 30 ans, car sa ligne de vie était
courte. Après avoir dévoré l’existence de peur de manquer de temps, Bernard
Giraudeau vient de fermer ses yeux outremer à 63 ans, vaincu par le cancer qu’il
tenait en respect depuis une décennie. Défricheur de terres et d’expériences
nouvelles, Bernard Giraudeau fut, tout à la fois, acteur, alpiniste, metteur en
scène, parachutiste, militant d’Amnesty International, écrivain et homme de la
mer.
Né à La Rochelle en 1947, petit-fils de cap-hornier
et fils d’un militaire qui compense ses absences par des lettres d’Algérie et
d’Indochine, le jeune Bernard est très tôt tenté par le grand large. Entré à
l’école des mousses à 15 ans pour être mécanicien, il obtient le seul diplôme de
sa vie, un brevet « diesel et turbine », puis embarque sur le Jeanne-d’Arc pour
sept ans et deux tours du monde. C’est à bord de ce croiseur qu’il fait ses
humanités, de ports en bistrots, de Saint-Pierre-et-Miquelon à Manille, dévorant
les romans de Stevenson, Conrad et Melville. Il jette aussi, en vrac sur des
carnets, ses impressions de marin. Quand on est avide de sensations, du pont aux
planches, il n’y a qu’un saut. Trop peu diplômé pour devenir quartier-maître, le
matelot revient à La Rochelle à 22 ans avec le sentiment de s’échouer. Et se lie
à une troupe de théâtre itinérante comme on reprend la mer…
Cette
année, il aurait fêté ses trente-six ans de carrière, de navigation à
vue entre grand écran et théâtre, entre films populaires et cinéma d’auteur,
depuis son premier rôle, en 1973, dans Deux Hommes dans la ville. Dans
ce drame de José Giovanni, il interprète le fils de Gabin, un jeunot fiérot qui
peste contre l’ordre établi : un premier emploi parfait pour celui qui resta
toute sa vie un homme de gauche, engagé, fougueux, pas toujours
commode.
Comme il fait, décidément, tout avec sérieux,
il décide de découvrir le théâtre. A tant faire, le Conservatoire, il n’y a pas
mieux… Il y reçoit le premier prix de comédie – à l’unanimité –, ce qui le met
mal à l’aise : les récompenses, la hiérarchie, très peu pour lui. Participer au
petit cirque des vanités parisiennes n’est-ce pas dérisoire quand, quelques
années auparavant, on a failli étrangler une prostituée à Kobe ? C’est en 2002
qu’il révèle ce sombre épisode de sa jeunesse maritime dans le recueil de récits
Le Marin à l’ancre, qui marque ses débuts d’écrivain. Il continue,
ensuite, à coucher sur le papier ses souvenirs et ses rêves, au point de
devenir, ces dernières années, un romancier qui compte (lire ci-dessous). A ses
yeux, cette reconnaissance littéraire vaut mieux que tous les césars… C’est
qu’il se sent enfin apprécié pour ce qu’il est. Et non pour ce qu’il n’a jamais
été : un joli cœur à faire fondre les midinettes. Malentendu provoqué,
évidemment, par les succès de Viens chez moi, j’habite chez une copine,
Croque la vie et à son triomphe personnel en prof d’anglais so
cute dans La Boum.
D’ailleurs, en ces années 80,
producteurs et spectatrices ne voient, en lui, qu’une star au regard
clair, compromis parfait entre la beauté de Delon et la décontraction de
Belmondo. Il accepte cette image, le temps de tourner ce qui reste son plus gros
succès populaire : Les Spécialistes, de Patrice Leconte, en 1984. Mais,
la même année, il change de cap : violence de Rue Barbare, de Gilles
Béhat, et cynisme de L’Année des méduses, de Christopher Frank, où il
incarne un dragueur caressant et antipathique. Très vite, il choisit de
s’enlaidir et de s’avilir encore davantage : épave blême et imbibée dans
Poussière d’ange, d’Edouard Niermans, escroc pathétique et ringard dans
Vent de panique, de Bernard Stora. Deux rôles où il excelle, et où l’on
sent sa jubilation à piétiner son image de beau mec…
Toujours en quête d’une nouvelle terra incognita, il
passe derrière la caméra dans les années 90. Là encore, il ne choisit pas la
facilité : une adaptation de L’Autre, le roman d’Andrée Chédid. Film
ambitieux – un rien trop symbolique –, mais porté par un humanisme magnifique :
contre toute logique, un homme est persuadé qu’un survivant gît dans les
décombres qu’a provoqués un tremblement de terre. Ce survivant, c’est l’inconnu,
l’autre, son « frère humain » ... Plus tard, il réalisera Les Caprices d’un
fleuve, hymne à l’Afrique, suite de séquences étranges, à la lumière
incandescente, à la limite du rêve éveillé…
Entre deux pièces de théâtre (Beckett ou l’honneur de Dieu,
d’Anouilh, un Diderot amoral dans Le Libertin, d’Eric-Emmanuel
Schmitt), il revient en force au cinéma, en 2003, dans La Petite Lili,
de Claude Miller, et Ce jour-là, de Raoul Ruiz. A cette époque, il
semble particulièrement heureux d’y avoir incarné un inquiétant psychopathe.
Dans les interviews, il se félicitait d’« être en mer de Ruiz. Une mer qui
n’est pas tranquille ».
Pourquoi des auteurs comme
Sautet, Téchiné ou Pialat ne l’ont-ils jamais contacté ? Il se posait
ouvertement la question, frustré de n’avoir pas pu découvrir leurs mondes. Seul
François Ozon sut le découvrir. Il offrit à Giraudeau ce qui restera son
meilleur rôle : un homosexuel prédateur dans Gouttes d’eau sur pierres
brûlantes, d’après Fassbinder. A l’époque, on s’étonna de ce contre-emploi.
A tort, car ce personnage dépressif et volcanique lui ressemblait : un homme
tenaillé par l’angoisse de passer à côté de la vie.
Guillemette
Odicino
Giraudeau, l’écrivain
voyageur
Bernard Giraudeau avait le goût
du départ. Jamais ici, toujours ailleurs, là où on ne l’attendait pas. A 54 ans,
il s’était mis à écrire. Des livres qui parlent de voyages, d’errances
attentives et d’histoires volées. Son premier roman, Le Marin à
l’ancre, paru en
2001, mettait en scène une bouleversante correspondance postée des quatre coins
de la planète à son ami Roland, cloué sur sa chaise par une maladie.
Cher amour,
publié en mai,
s’adresse à une femme que le narrateur n’a pas encore rencontrée, une femme
rêvée à laquelle il confie le récit de ses pérégrinations au bout du monde. Tous
ses romans disaient ainsi son goût de la vie, sa quête éperdue des femmes et des
terres inconnues, sa volonté d’explorer le monde, sans relâche, pour «
comprendre ». De livre en livre, avec l’épreuve de la maladie, perçait aussi une
sagesse nouvelle, un désir de calmer le jeu, de se dépouiller de « l’homme
d’avant », de se
rendre disponible à l’instant présent, pour que la vie ne soit pas qu’un rêve
« effleuré ».
A voir les foules
qui se pressaient, dans les salons et les festivals du livre où il se rendait
volontiers, l’écrivain avait à l’évidence trouvé, outre la reconnaissance de la
critique, celle d’un très vaste public.
Michel Abescat
http://www.telerama.fr/cinema/bernard-giraudeau-succombe-a-l-appel-du-large,47473.php
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