L’acteur et écrivain Bernard Giraudeau, 62 ans,
évoque sa maladie, ses traitements et revient sur son parcours de patient.
D’abord, comment allez-vous ?
Pas trop bien en ce moment, on va voir comment les choses vont évoluer, mais
cela fait partie du chemin. J’essaye d’aller comme je peux, le problème est que
les traitements lourds des chimios ont tendance à vous enlever un peu de la vie.
Alors, on s’interroge : si c’est pour continuer à vivre avec cette vision-là…
Mais il y a toujours des lueurs, non pas d’espoir mais de bonheur, des fragments
possibles, des gens qui vous entourent, qui vous aiment. Bref, il y a toujours
quelque chose qui fait que si je peux encore voir ou vivre cela, ou acquérir une
connaissance… Une connaissance de soi, de ce corps, là, qui, à un moment donné,
se dérègle. On ne sait pas trop bien pourquoi, et on a du mal.
Cela fait près de dix ans ?
Oui et cela commence à faire long. C’est long d’être en permanence entre les
mains des médecins, des radios, des scanners. L’institut Gustave-Roussy, puis
Pompidou, puis l’hôpital Tenon, puis encore Pompidou. C’est long.
Et vous avez le sentiment que l’hôpital va mal, en tout cas va beaucoup
moins bien aujourd’hui qu’hier…
Oui. Dans la valeur donnée aux choses, on a une médecine qui est bafouée,
attaquée par les pouvoirs publics qui veulent faire des économies à tout prix.
On dirait qu’ils n’ont pas la connaissance de ce qui est. On supprime des
postes, il y a de moins en moins d’oncologues, et pourtant il y a de plus en
plus de malades, de plus en plus de pathologies. Et en face ? De moins en moins
de médecins. Ils courent d’un bureau à l’autre, ce sont des queues pour un
examen, une radio. L’hôpital fait ce qu’il peut, et il le fait bien. Mais cela
ne suffit pas.
C’est-à-dire ?
On soigne à la chaîne, on soigne avec des protocoles. On a beau dire que l’on
soigne de plus en plus les cancers, on vous parle d’une survie à cinq ans.
Cinq ans, c’est beaucoup et cela ne fait pas grand-chose. Et puis, le cancer
échappe à tout le monde, aux scientifiques, aux médecins, mais il n’échappe pas
au patient. Ce qui est important, c’est que les gens prennent leur
responsabilité. C’est à eux, cette maladie, ce n’est pas aux médecins. Il y a
des médecins qui sont totalement inconscients, je les appelle les «médecins
assis». Ils sont si loin de vous, ils sont assis sur leurs connaissances, ils
ont tellement peur que l’on apporte quelque chose de nouveau qui les
déstabiliserait…
Cela veut-il dire que le malade a des choix à faire ?
Il y a des moments où l’on se trouve devant le mur. Qu’est-ce qu’on fait ? On
y va ? Se faire opérer ou pas ? Si on ne le fait pas, on a peu de chances. Si on
se fait opérer, il y a des chances que cela ne se passe pas trop mal, mais après
? Pour combien de temps ? Le vrai choix, c’est de se dire : j’arrête la chimio,
j’arrête tout, puis je verrai bien. Ce que je conçois, parce que c’est
extrêmement usant, fatigant, épuisant, et que l’on cherche un sens à tout ça.
Tant que l’on peut réfléchir, discuter, lire, on y trouve de l’intérêt. On
exprime des sentiments, on partage. Mais si on n’a plus cela, à un moment on se
dit qu’il faudra peut-être aller faire un tour ailleurs.
Vous dites que vous vous y attendiez quand le cancer vous est tombé
dessus…
Oui, je le savais, je m’y attendais. C’était justifié que les choses se
passent comme cela. A un moment, je ne pouvais plus continuer, je voyais bien
que j’allais vers quelque chose qui me rapprochait de l’abîme. Cela tenait à mon
existence qui avait de moins en moins de sens, une course effrénée qui me
maintenait en permanence dans un état d’angoisse, celle qui peut accompagner
notre métier d’acteur. J’allais où ? Un manque de sens, de profondeur, de
recherche sur l’essentiel… Et donc, le cancer est arrivé et je n’étais pas trop
étonné. Mais j’ai repris, après, ce métier, avec une espèce de folie furieuse,
et il a fallu que je rechute pour que je me dise : allez, stop. Allons voir dans
la vie quelque chose d’autre. A un moment, j’ai eu le sentiment que c’était la
mauvaise voie de continuer à vivre normalement, que ce n’était pas tout à fait
juste. En tout cas pour moi. Mon corps m’a dit stop. Mais cela n’a pas encore
suffi. Après mon opération, je m’étais dit que j’allais tout faire pour changer
ma qualité de vie, donner plus de temps aux gens que j’aime. Mais une fois
encore, cela n’a pas tenu, j’ai très vite été à nouveau aspiré. Cinq ans plus
tard, je recevais le choc d’une deuxième annonce avec des métastases au poumon.
J’ai eu une troisième récidive, ils m’ont enlevé notamment des côtes, on m’a mis
des plaques. Et là, il fallait que je prenne ma décision. Je ne pouvais plus
faire ce métier, je ne pouvais plus continuer à ce rythme… Alors oui, arrêter,
c’est comme ça. Certes je peux lire des textes, je peux écrire. Mon regard sur
les autres s’est aussi modifié, adouci.
Ce cancer avait, pour vous, un sens, comme un signal ?
Il a toujours un sens. C’est mon avis. Pour un homme adulte, sur le deuxième
versant de sa vie, un cancer peut être un message, un questionnement. C’est
souvent ce qui se passe.
Et la rechute a un sens ?
On fait l’erreur de croire que les choses sont miraculeuses. C’est en nous,
ce cancer. S’il n’a pas été, je dirais… compris à la source, rien ne change
vraiment. Car ce n’est pas qu’un problème de molécules, celles-ci vont nous
faire guérir un temps, vous allez survivre, mais le reste ? C’est un décalage,
un terrain défavorable. D’où cela vient-il ? Cela peut être plein de choses.
C’est pour cela que je dis qu’il y a une nécessité pour le patient de se prendre
en charge, de faire connaissance avec lui-même. Est-ce que l’on veut être
aveuglé et rester sous la tutelle des médecins ? Ou est-ce que l’on veut
travailler avec eux, avec son ressenti, ses sentiments, ses peurs ?
Vous avez été en conflit avec vos médecins ?
Une fois, mais c’était un conflit normal. Il s’agissait d’un traitement : je
voulais essayer autre chose, une autre chimio. Autrement, non, je discute avec
mes médecins, nous sommes ensemble. Là, aujourd’hui, je suis sur un traitement
où cela ne bouge pas vraiment. Je ne vis plus vraiment, il va falloir faire
quelque chose. J’ai deux chimios, une par perfusion et une autre par pilule, et
elles m’épuisent. C’est le comble, les chimios peuvent finir par tuer le malade.
Il y a une grosse fatigue, une asthénie, il y a toujours quelque chose de
dérangé : la tête, les intestins…
Qu’est-ce qui vous aide ?
La méditation, la relaxation, et puis mon entourage. Ma femme, mes enfants
qui sont très aimants… Vous vous rendez compte qu’il vous reste dans la vie peu
de choses, mais elles sont là, importantes. Un peu de bonheur, beaucoup d’amour.
C’est tout bête. Et à part ça ? Il faut être heureux avec ce que l’on a. Il faut
calmer le jeu, arrêter les colères, ce qui n’est pas simple. Regarder les choses
différemment, être plus aimant. Comprendre.
Et accepter d’être malade ?
Oui, si vous ne l’acceptez pas, c’est emmerdant. Mais en même temps, c’est
l’histoire de chacun, certains refusent et ont guéri.
N’y a-t-il pas un risque de se dire, alors, que le cancer est un peu de la
faute du patient ?
Non. Il faut voir que la vie menée durant toutes ces années n’a pas été le
bon chemin. Ce n’est pas de sa faute, mais on peut commencer à comprendre que
l’on est en partie responsable, de façon inconsciente, de ce qui s’est passé. Ce
que l’on vit autour de nous est souvent effrayant. On accumule les bêtises. On
peut avoir le sentiment que l’on est dans un train fou. Et si on ne fait rien,
le premier arrêt, c’est l’hôpital. Et le second, c’est le cimetière.
D’où ce projet que vous avez : «On ira tous à l’hôpital» ?
C’est une idée de la Maison du cancer qui a été conçue par deux filles, et à
l’intérieur de ce projet, j’ai fait une sorte de forum. L’hôpital ? Certains
iront tôt, d’autres plus tard. Si on a un environnement plus propice, on peut
retarder. Regardez ce que l’on vit autour de nous, le bruit, la pollution, le
téléphone qui est comme une laisse, nous n’avons plus le temps de penser à
l’autre. On ne doit pas abandonner une certaine connaissance de nos rapports
avec la nature pour des acquis technologiques. Car si c’est pour vivre 100 ans
en passant les dernières années à l’hôpital, ce n’est peut-être pas la peine.
Les médecins le disent aussi : ils arrivent au mur. Ils guériront certains
cancers, mais pour les autres, ils ne font que soigner. On ne guérit pas par la
seule médecine. Et puis survivre dans quelles conditions de vie ? Tout cela est
posé.
Est-ce que vous vous attendiez à un parcours aussi dur ?
Je le savais, mais aussi dur… Le plus dur est de ne pas savoir comment
arriver à stabiliser cette maladie sans que cela ne devienne invivable.
Vous avez mis des limites ?
Oui, j’en ai mis. Je ne veux plus me faire opérer. J’ai déjà été tellement
opéré que cela bousille. Pour les chimios, moi, cela fait deux ans. C’est une
période difficile.
Le regard des autres est-il difficile ?
Il peut y avoir un schisme quand les gens ne comprennent que vous avez
changé. Ils disent que vous n’êtes plus le même. Mais c’est un regard qui est
mal posé. Pour ma part, c’est plus simple. On m’a proposé du travail, on m’en
propose encore, c’est moi qui ai décidé d’arrêter.
La souffrance ?
La souffrance ? On a beaucoup de moyens thérapeutiques, classiques ou pas,
pour la contenir. Mais la souffrance, c’est usant, c’est très usant. Au bout
d’un moment, elle vous permet… de ne plus rien faire d’autre. Vous vivez en
elle. La chose la plus pénible, c’est ça, c’est la fatigue. Même de parler, cela
demande un effort. Manger demande un effort colossal, tous les jours. Ne pas
vomir, ne pas maigrir, tout est épuisant. La fatigue, vous ne pouvez rien faire.
Il y a un moment où vous avez envie d’être allongé, au calme, et puis dire au
revoir… Mais comment vais-je dire au revoir ? A qui ? Comment ?
Qu’est-ce qui vous manque ?
Je suis privilégié, il ne me manque rien. J’ai beaucoup de chance, j’ai des
gens qui m’aiment et je ne vis pas seul dans une chambre de bonne avec une
chimio tous les jours. Il me manque simplement ma connaissance personnelle pour
avancer sur un chemin qui serait plus épanouissant. Là, je suis sur un corps, je
suis certain qu’il y a une force de l’esprit qui permettrait de retrouver un
équilibre. Je n’ai pas de réponse, je dis simplement que je devine, je le sens,
que cela me fait du bien de le faire, de méditer, d’aller vers ça, d’aller vers
ce point d’équilibre. Ou simplement savoir qu’il y a un point d’équilibre, la
note juste.
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