Semaine spéciale BERNARD GIRAUDEAU sur le plein de super, décédé le 17 juillet 2010, retour sur sa carrière, ses interviews, ses photos, ses films.
En octobre
2004, BERNARD GIRAUDEAU s'allongeait sur le Divan de Psychologies magazine. Un entretien à redécouvrir
aujourd'hui. - La belle
cinquantaine (un peu plus mais on ne dirait pas), avec son regard de baroudeur
et ses rides d’homme du large, Bernard Giraudeau charme sans le vouloir. Il
sait sans doute qu’il est beau mais a passé l’âge d’en jouer. Il a déjà eu
plusieurs vies : marin, comédien, père de famille, réalisateur, écrivain…
Ecrivain, c’est sans doute celle qui lui ressemble le plus.
Hélène
Mathieu
PSYCHOLOGIES : Vous êtes né à La Rochelle. On sent en lisant vos
livres, combien cette enfance dans un port vous a marqué.
BERNARD
GIRAUDEAU : Je suis fait de cette enfance. Un port, c’est un horizon libre,
avec ses bateaux qui reviennent de Côte d’Ivoire ou du Brésil remplis de billes
de bois, de grumes ou ces bananiers en partance pour le Gabon et les Antilles…
C’est l’image de l’avenir et j’avais envie d’aller voir ce qu’il y avait de
l’autre côté de la dernière vague. Je m’ennuyais à l’école et les bateaux
étaient là avec leurs passerelles, il n’y avait plus qu’à monter à bord. Comme
cela ne pouvait pas se faire aussi simplement que je le rêvais, je suis entré à
l’Ecole des apprentis mécaniciens de la flotte. Puis j’ai pris la mer, je
n’avais pas 17 ans.
Vous avez retrouvé une famille sur le bateau ?
Non, j’ai
appris la solitude et la discipline sous un apparent compagnonnage. C’était un
dur apprentissage de la vie d’homme à l’âge de l’adolescence. J’ai des
souvenirs difficiles, mais je découvrais aussi les parfums des pays inconnus,
les couleurs, des rencontres avec ces femmes des ports qui aiment les marins…
J’ai vécu des instants de bonheur mélangés à de grands coups de détresse.
C’est, je crois, ce qui m’a donné déjà l’envie de me réfugier sur la page
blanche.
Comment êtes-vous passé de la Marine au théâtre ? Ce sont deux
mondes qui ne se croisent pas.
Je me suis
fait réformer après quatre ans de mer et deux tours du monde. J’ai joué
l’apparent dérangement mental réussi, déjà acteur peut-être… J’ai fait, comme
le Robinson du roman de Tournier, un paquet de mes rêves et je les ai jetés à
la mer. J’avais 20 ans. J’étais submergé par ce fatras d’images, de sensations
qui finalement n’étaient pas analysables à mon âge. Elles ont enrichi mon
futur. Tous ces souvenirs resurgissent maintenant comme dans un bain photo dont
l’âge est le révélateur. C’était très riche, mais trop riche trop tôt. Alors
j’ai caboté, d’un endroit à l’autre, titubant entre les bars de La Rochelle et
les chambres des filles… Je crois que j’appelle les rencontres. Je suis tombé
amoureux d’une femme professeur de danse au Conservatoire et elle m’a appris la
danse. C’était assez amusant un ancien marin à la barre au milieu des petites
jeunes filles. [Il rit.] J’ai commencé alors un autre voyage. La danse, puis le
théâtre, et ensuite le cinéma, sans d’ailleurs me préoccuper de revoyager dans
le monde. Sauf quand un film m’emmenait loin. Je retrouvais comme une drogue
les sensations, les parfums. Ce que j’avais oublié resurgissait.
J’ai l’impression que le lien entre la
Marine, la danse et le cinéma, c’est le rapport au corps. Vous êtes un comédien
qui joue aussi avec son corps.
Oui, c’est
vrai. J’ai été marié à la nature très jeune, marié à la mer comme à la
montagne. J’aime me servir de mon corps pour grimper, pour nager, pour me
faufiler et la danse m’a appris à sublimer le mouvement, à lui donner une grâce
un petit peu différente du pas chaloupé du mataf ! [Il rit.] J’ai découvert la
sensualité de la gestuelle.
Et ce corps vous a lâché un jour…
Il ne m’a pas
lâché, il m’a prévenu.
Vous
acceptez d’en parler ?
Il ne m’a pas lâché, il m’a prévenu. Vous acceptez d’en parlerC’est le genre de
maladie dont il faut parler. Il y a trop de malades qui sont morts de n’avoir
pu en parler. J’ai eu un cancer. Il était franc, net, précis, permettant une
rémission totale, donc c’est assez facile pour moi d’en parler. Nous avons deux
reins, il y a deux chances, il ne m’en reste plus qu’une. J’ai reçu une mise en
garde : « Maintenant, tu fais un peu plus attention. »
Cela veut dire que vous vous sentez responsable de votre maladie
?
En bouffant la
vie par tous les bouts, j’ai déréglé la machine, oui. A force d’avaler le
soleil, on se crame. Je me suis brûlé parce que je ne savais pas analyser de façon
sereine les événements, je me mettais en colère. J’étais dans un agacement
permanent contre les autres, dans des conflits qui ont généré le dérèglement du
corps. Quand le corps est désorienté, il se débat et il se noie. Comme lorsque
vous maltraitez une machine, elle casse. Il faut dire que je fais un métier
perturbant et fragilisant, et que je voulais tout réussir dans l’angoisse et la
boulimie. Je m’étais perdu dans des questionnements sans fin : « Pourquoi je
fais du théâtre, du cinéma ? Est-ce que je suis un créateur ? » Curieusement
pas : « Pourquoi j’écris ? » Là, je suis dans le vrai voyage de mon existence.
Il me fallait réunir le puzzle très dispersé de ma vie.
Cette découverte, vous l’avez faite
seul ou avec un thérapeute ?
Je suis allé
voir un thérapeute juste après la maladie, mais j’ai aussi beaucoup lu, je me
suis intéressé aux médecines différentes, à la nutrition, au taoïsme. Le voyage
en soi est un voyage passionnant et stimulant. Je me suis servi de ces
connaissances pour comprendre que je m’étais perdu dans la suractivité et que
la solution était de se préoccuper un petit peu moins de soi, un petit peu plus
des autres. C’est plus riche et plus moral. Mais que c’est long,
l’apprentissage pour se connaître soi ! C’est un travail que je faisais mal. Le
bonheur, quel boulot !
Vous avez pourtant réussi une belle rencontre avec Anny Duperey,
et fait deux enfants ?
Oui, ç’a été
un merveilleux moment, certes, mais est-ce que j’ai vraiment fait le bonheur
d’Anny ? J’avais une inaptitude au bonheur qui bavait, oui c’est bien le mot,
qui bavait sur mes proches. Et est-ce que je me suis bien occupé de mes enfants
à l’époque ? J’ai des amis qui ont de jeunes enfants et lorsque je les vois
faire avec eux, je me dis : « Pourquoi n’as-tu pas été comme ça ? C’est
tellement simple ! » Bon, on ne va pas refaire le chemin, mais c’est très
désolant.
Vous avez eu peur de mourir à l’annonce de votre cancer ?
On se dit : «
Merde, c’est trop tôt ! » La première semaine, j’ai pensé que j’étais cuit.
J’ai fait en sorte de tout préparer et d’avoir une attitude digne comme… comme
un héros de cinéma. Comme Gabin qui, pendant la guerre, se demandait comment
Humphrey Bogart aurait réagi ! Je voulais me comporter avec mes proches de
façon non pas à ce qu’ils gardent une image formidable de moi, mais de façon à
ce que je ne les gêne pas par ma fin. Que je continue à raconter une histoire.
C’est la dernière histoire, essayons de bien la raconter, voilà. Aujourd’hui,
cette histoire, je la prolonge.
Vous êtes croyant ?
C’est un gros
dossier que vous ouvrez là. [Il rit.] C’est une question fondamentale à
laquelle bien entendu je ne saurais pas répondre. Oui, sans doute… Je suis
curieux, perplexe devant la naïveté des textes religieux… et pourtant je voudrais
comprendre. Je suis tenté, entre autres, par les philosophies orientales, le
taoïsme par exemple. Je crois aux énergies que nous laissent ceux qui partent,
si l’on veut bien les capter ; je crois aux ondes, je crois à un impalpable
fort. J’ai un tout petit peu de mal à me dire qu’il n’y a rien, strictement
rien. Je suis démuni.
Aujourd’hui, vous vous sentez en accord avec vous, apaisé ?
Beaucoup plus.
Vraiment. J’ai dompté mon agitation. Je sais vivre le moment qui m’est proposé
et faire ce qui me plaît en prenant le temps nécessaire. Je l’ai appris en
réalisant des documentaires. J’ai été obligé de m’arrêter sur l’image. Ce que
j’aurais dû apprendre avec mes enfants, je l’ai appris avec ma caméra. J’espère
qu’ils ne vont pas trop m’en vouloir. Ils savaient que l’amour était là, mais
ce n’est pas suffisant.
Ça ne se rattrape pas ?
Ça se rattrape
toujours un peu. Ils ont 19 et 22 ans. Je m’occupe beaucoup d’eux maintenant,
on parle, je leur écris des lettres pour les aider à préparer le voyage de leur
vie. Moi, je n’ai pas pu préparer le mien. J’ai improvisé, c’est bien aussi. Je
leur fais prendre conscience qu’ils sont responsables de leur futur et que leur
harmonie dépendra de la façon dont ils organiseront leur voyage. Je les prépare
à l’inattendu. Le vrai voyage, c’est être prêt à tout inattendu. Je les ai vus
hier soir et je vais leur écrire aujourd’hui
Pour continuer ce qui s’est dit ?
Pour mieux
dire ce que j’ai mal dit. Et pour que ça reste. Je l’imprime pour que ce soit
vrai, à l’exemple de Shakespeare dans “Le Conte d’hiver”.
[Nous sommes sur la terrasse de son appartement situé sur un carrefour. Tout à
coup, des klaxons couvrent nos voix. « Voyez, c’est ça le problème de Paris. La
cité est encombrante, elle est destructrice, elle étouffe. Je ne sais pas vivre
dans ce tumulte-là. Mais j’ai fait des progrès. J’ai des ailleurs, beaucoup
d’ailleurs. »]
Vous avez 57 ans. Vous acceptez facilement de vieillir ?
Bon,
physiquement, selon les lumières c’est parfois difficile à accepter [Il rit].
Mais je n’ai pas mal vécu vous savez, alors je n’ai pas beaucoup de regrets.
C’est justement ce qui est intéressant dans l’expérience de l’âge, être capable
de faire le deuil de ses impossibilités. On voudrait être admirable en tout
comme dirait Cyrano, on voudrait connaître les sciences, on voudrait être
Charpak et Van Gogh à la fois. Mais je sais aujourd’hui, à 57 ans, que beaucoup
de choses ne sont plus de mon niveau et je l’accepte à partir du moment où j’ai
du plaisir dans les secteurs qui me restent. Oserais-je vous dire quelque chose
d’indécent ? Je suis heureux. Est-ce que je pourrais maintenant faire la
dernière ligne droite d’une façon riche et sans être dans la voracité qui
empêche de goûter les plats ? Je l’espère car je suis bien ici, sur terre, j’y
suis de mieux en mieux.
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